[PODCAST] Épisode 2 : Alice Tuyet | La directrice artistique culinaire qui casse les codes de la restauration végétale
Réinventer la gastronomie végétale sans compromis !
Découvrez le deuxième épisode de « Entrez ! Plat, Dessert », le podcast d’Eureden Foodservice en partenariat avec Business of Bouffe ! 🎧
Dans ce nouvel épisode, nous vous emmenons à la rencontre d’Alice Tuyet, cheffe autodidacte et directrice artistique culinaire de Faubourg Daimant, une table engagée et audacieuse qui casse les clichés autour du végétal. Avec son binôme en cuisine, Erwan Crier, elle compose une expérience où le goût, l’éthique et l’émotion se rencontrent.
👉 Au menu de cet épisode :
🌿 Faire du végétal un plaisir hédoniste et inclusif
Le mantra d’Alice Tuyet « Save the planet but make it saucy ! «
« Je veux proposer sans imposer. Plutôt qu’un discours militant, je crois à la séduction par le goût et le plaisir. Mon objectif, c’est de réconcilier tradition et modernité pour prouver que la cuisine végétale peut être une expérience gourmande et raffinée. »
🔥 Sublimer les légumes avec exigence et créativité
Dans cet épisode, plongez dans les coulisses de Faubourg Daimant, où chaque plat est pensé comme une œuvre d’art. Alice s’inspire de la grande tradition culinaire française – ses sauces, ses cuissons longues – pour créer des assiettes végétales d’exception.
🍞 Des recettes iconiques revisitées
Découvrez les best-sellers du restaurant : les croquettes cochonnes et la brioche perdue végétale.
Un dessert réconfortant qui prouve qu’on peut réinterpréter les classiques tout en restant fidèle à l’esprit gourmand de la cuisine française.
📦 Une approche responsable et engagée
« Choisir des produits de saison, éviter le gaspillage, optimiser chaque ingrédient… Chez Faubourg Daimant, nous travaillons en direct avec des producteurs locaux et nous utilisons l’intégralité des produits, comme la tige du brocoli pour un guacamole, afin de limiter les pertes. »
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Transcription du podcast
Jeanne-Marie Desnos – Rendez-vous pour cet épisode au Faubourg Daimant, le restaurant végétal bistronomique, à l’hédonisme revendiqué. Son mantra : “Save the planet, but make it saucy.”
[…]
De nombreuses personnes souhaitent adopter une alimentation plus végétale. Cela tombe bien, Faubourg Daimant est là pour les aider. Au menu, toutes sortes de légumes, sublimés par la vision épicurienne d’Alice Tuyet, cuisinière autodidacte et directrice créative de l’établissement. Curieuse de sa démarche, j’ai décidé de me glisser dans les coulisses de ce restaurant pas comme les autres.
[…]
Alice – Faubourg Daimant, c’est une maison 1900, mais aujourd’hui refaite par l’architecte Chloé Le Marie et moi pour la déco. C’est un lieu qu’on a voulu chaleureux, sans trop en faire, avec de belles boiseries. Il y a plusieurs espaces. On va avoir une belle zone d’office au rez-de-chaussée avec son jardin d’hiver. Là, nous sommes dans les étages, qui sont des salons plus feutrés.
Jeanne-Marie – Comment est né cet endroit et depuis quand existe-t-il ?
Alice – Cet endroit a mis beaucoup de temps à ouvrir, on a mis 4-5 ans à l’ouvrir. J’avais ouvert un premier établissement, je dis toujours le plus petit de Paris, car il faisait que 19 m². Ici aujourd’hui, nous avons 85 places assises, on peut accueillir beaucoup de publics, servir de beaux cocktails, de bons vins dans de bonnes conditions pour l’équipe, et tout ça, ça prend du temps.
Jeanne-Marie – Vous servez combien d’assiettes par jour ? Vous êtes combien à travailler ici ?
Alice – On a entre 180 et 250 clients par jour, sachant que les clients prennent entre deux et quatre assiettes, donc ça fait à peu près 500 assiettes par jour. Nous sommes 24 à travailler au Faubourg Daimant. On est ouvert 7j/7 et 24h/24.
Jeanne-Marie – Quel est ton rôle ici ?
Alice – Alors, j’ai un rôle hybride. Je suis cuisinière autodidacte, j’ai grandi dans une famille de restaurateurs, donc la cuisine, c’est vraiment tout ce que je sais faire. J’ai ce côté directrice créative, comme dans une maison de mode. J’interviens en cuisine vraiment pour des changements de carte, pour des créations, mais sinon, il n’y a que des personnes plus compétentes que moi dans le restaurant. Mon chef est bien meilleur que moi en cuisine, le directeur de salle est bien meilleur que moi en salle, et ça vaut pour toutes les équipes. Je suis une sorte de petit chef d’orchestre, directrice créative.
Jeanne-Marie – Et qu’est-ce que ça te fait d’avoir réalisé ce rêve que tu voulais depuis très longtemps ?
Alice – C’est extrêmement épanouissant, mais je ne vais pas mentir, c’est sûr que c’est une pression quotidienne énorme. Il n’y a pas beaucoup de jours off, pas beaucoup de temps où l’on ne pense pas, et toute une série de soucis, mais qui valent profondément le coup, car ce projet-là, je le fais vraiment pour la cause animale, avec l’idée qu’on peut présenter les légumes d’une manière radicalement différente, faire aimer aux gens ce qu’ils n’aimaient pas forcément, par la beauté, la poésie, la délicatesse d’une expérience.
Jeanne-Marie – Tu peux nous décrire ta cuisine, Alice ?
Alice – C’est une cuisine d’inspiration bourgeoise qui rend hommage à la grande tradition française. Des plats en sauce, des cuissons, des plats qui ont vraiment du goût et qui se partagent, tout en étant attachés au 21ᵉ siècle et aux défis que notre génération porte, que ce soit des défis d’ordre écologique, éthique, mais aussi de santé, car on sait aujourd’hui qu’une alimentation plus végétale est nécessaire. Cela devient une urgence, le secteur agroalimentaire est le 2ᵉ plus gros contributeur au réchauffement climatique. J’avais envie de réunir ces deux univers : celui de la grande tradition française et une cuisine végétale qui est adaptée aux défis d’aujourd’hui.
Jeanne-Marie – Au goût, elle ressemble à quoi, ta cuisine ?
Alice – C’est une cuisine qui est assez facile d’accès et séduisante. Facile dans le sens où elle est simple à appréhender, car la cuisine est focalisée sur les sauces, les goûts, l’assaisonnement et les textures. Je n’ai pas voulu une cuisine qui soit élitiste sur les légumes, voire un peu “snob”, où il faut avoir une grande connaissance des légumes avec des associations compliquées, des “supers” ingrédients qu’on ne connaît pas forcément et qui peuvent être l’apanage de la cuisine végétale. Au contraire, non, des goûts qui se rapprochent d’une certaine simplicité, d’un vocabulaire qu’on connaît, avec de belles sauces et des goûts longs en bouche. J’aime beaucoup l’idée du goût du “reviens-y”, ce truc où tu as vraiment envie de terminer ton assiette. On fait aussi attention à ce qu’il y ait du bon pain pour que les gens puissent saucer jusqu’à la dernière bouchée.
Jeanne-Marie – Qu’est-ce qu’on va préparer aujourd’hui ?
Alice – La spécialité de la maison, ce sont les croquettes cochonnes sauce ravigote, sans cochon bien évidemment. Je suis à moitié vietnamienne, donc j’ai une grande culture de la viande et puis évidemment du porc. J’adorais les pieds de porc, ce côté gélatineux que j’ai cherché à retrouver dans les croquettes cochonnes. On va gélifier un bouillon de légumes, on va avoir un confit d’échalotes, du champignon, de la pâte de soja fumé pour avoir toute cette texture presque “carne” qu’on vient tremper dans une sauce ravigote avec beaucoup d’herbes, du vinaigre et de la moutarde.
Jeanne-Marie – Il est temps d’aller voir ce qui se passe en cuisine. On est où ?
Alice – On est dans le cœur battant du restaurant, c’est la zone office qui est devant la cuisine ouverte, on a le jardin d’hiver à côté, la cuisine d’envoi et on va descendre dans les cuisines de préparation. Il y a ici la plonge, qui est un lieu super important dans un restaurant, on a tendance à l’oublier. S’il n’y a pas de plonge, il n’y a pas de restaurant, ça veut dire qu’il n’y a pas d’assiettes, de casseroles et de batteries lavées. Là, on va être dans le labo chaud de préparation, qui va permettre de faire tout ce qui est sauce […]. On va aller dans toutes les zones que les clients ne voient pas dans un restaurant, mais qui sont tout autant essentielles. On a le local poubelle, les vestiaires homme/femme, une grande chambre froide où on va conserver tous nos légumes et nos produits, disons, de crémerie végétale. Ici, c’est le labo froid où on va plus faire tout ce qui est légumerie… Il y a une pleine préparation du carpaccio de céleri, notre best-seller du mois d’automne ! L’économat et le stockage de vin se font également ici. Il faut beaucoup de parties cachées dans un restaurant pour pouvoir servir les clients. […] Il y a toute une micro-société qui est au sous-sol où il se passe des choses toute la journée, de 9 h du matin jusqu’à minuit.
Jeanne-Marie– Ils arrivent à quelle heure, les légumes ?
Alice – Les légumes arrivent le matin très tôt, souvent avant qu’on arrive. Le livreur a les clés et ils sont déposés vers 7 h du matin dans notre restaurant, et nous, on arrive vers 9 h.
Jeanne-Marie – Tu ne fais que du frais ?
Alice – Exactement, on ne travaille que sur du frais. On a des livraisons de légumes tous les jours.
Jeanne-Marie – Comment tu t’appelles ?
Louis – Je m’appelle Louis Gabrielli, je suis sous-chef du Faubourg Daimant depuis un peu plus d’un an.
Jeanne-Marie – Qu’est-ce que tu es en train de préparer là maintenant ?
Louis – Je m’occupe de plusieurs préparations en même temps : je suis en train de faire des oignons frits, blanchir des feuilles de chou pour ensuite monter les choux farcis qu’on a à la carte et cuire la farce de croquette au four. C’est un truc réconfortant, ça fait penser à la viande. Je ne suis pas du tout végan, mais ça me fait penser à des goûts carnés.
Jeanne-Marie – Étant pas végan, pourquoi tu travailles ici ?
Louis – J’ai travaillé un peu dans plein d’établissements à Paris, luxe comme pas luxe, végétariens, viandes, poissons… Du coup, je n’ai jamais touché au végan, donc ça m’intéressait de voir ça. Et après, par souci écologique aussi, car je suis vachement engagé. On enlève toute l’empreinte carbone liée à l’élevage, ce qui est un gros plus, car cela permet de réduire l’empreinte écologique qu’on peut avoir dans un restaurant. Ici, on essaye au maximum d’avoir le moins de pertes possible, de jeter le moins d’aliments possible. On essaye d’aligner la quantité des plats avec la consommation des clients. On sait souvent qu’il y a énormément de pertes en fin de service dans les restaurants. On sensibilise les équipes qui sont également engagées sur ça.
Jeanne-Marie – Au-delà de l’engagement, ça te plaît de cuisiner végan ?
Louis – Oui, j’ai de base une formation française et japonaise où on utilise énormément de viandes et de poissons, très souvent importés. Ici, le fait de travailler beaucoup les légumes nous met au défi sur la façon de les retravailler et de faire aimer les légumes à des gens qui ne les apprécient pas forcément. C’est donc très intéressant en tant que cuisinier.
Jeanne-Marie – Qu’est-ce qui t’a surpris en arrivant ici dans la manière de travailler les légumes ?
Louis – Ce n’est pas forcément la façon de travailler les légumes, parce que je savais déjà le faire avant, par exemple en les travaillant à la manière d’une viande (un jus de champignon travaillé comme un jus de viande, il suffit d’y penser et c’est la même manière de le faire). C’est surtout essayer de retrouver des goûts salins qui peuvent faire penser à de la viande en utilisant d’autres ingrédients, c’est ce que j’ai appris ici. Par exemple, on retrouve un goût de fromage sur la sauce butternut présente sur notre plat grâce à l’utilisation de la levure de bière déshydratée (connue dans la cuisine végane pour sa texture, son goût et sa profondeur) et d’autres ingrédients connus dans la cuisine moderne : le miso, la sauce soja, des alcools comme le mirin, le saké, des épices… Ils apportent des goûts subtils et peuvent faire oublier que ce sont des légumes.
Jeanne-Marie – Est-ce que c’est le but (de faire oublier les légumes) ?
Louis – Ce n’est pas forcément le but, car on a des plats qui sont complètement autour du légume et du fruit. Mais je pense aussi que le fait de pouvoir amener des goûts réconfortants qui peuvent plaire à la plupart des gens va permettre d’ouvrir un peu les esprits sur la cuisine végane.
Jeanne-Marie – Le fait que ce soit des produits français, ça te parle ?
Louis – Oui, bien sûr, et c’est le but. Par exemple, le guacamole de brocolis n’est pas fait d’avocat. Ce sont des choses qui me tiennent à cœur. Je ne consomme que du français à la maison, donc ça me tenait à cœur de le faire aussi au travail.
Jeanne-Marie – Impact positif sur l’environnement, bien-être animal, bienfaits sur la santé… Les raisons d’adopter une alimentation végétale sont multiples. Je me demande ce qui a pesé dans la balance pour Alice. Quelle a été ta prise de conscience pour proposer une cuisine végétale ?
Alice – Alors, ma prise de conscience a été un peu particulière. C’est parti d’une expérience privée. J’ai grandi à Paris, j’étais très loin de la nature, je ne savais pas du tout ce que c’était, ni les animaux, ni la planète. Et puis un jour, mes parents ont adopté un chien… C’est là que j’ai vraiment pu réaliser ce que pouvait être la souffrance animale et, du jour au lendemain, j’ai switché. J’ai complètement ressenti ça dans ma chair… vraiment une communauté, si ce n’est de cœur ou d’esprit, en tout cas une communauté de ressenti que je pense avoir avec les animaux. Et pour moi, c’est devenu progressivement impensable de continuer à consommer de la viande ou du poisson.
Cette prise de conscience, en tout cas, n’est jamais accompagnée d’un discours moralisateur. Je ne suis pas une ayatollah du « tout le monde doit arrêter de manger de la viande », ce n’est pas du tout ce à quoi je crois comme modèle. Je veux proposer sans imposer. Je crois beaucoup plus à une influence par le plaisir et par des modèles qui donnent envie plutôt qu’à un discours trop militant qui ferait peur.
Aujourd’hui, je pense que beaucoup de discours écologiques ou éthiques tendent à faire peur : « il va y avoir des catastrophes », etc. Pour moi, c’est assez facile de faire peur aux gens. Mais en revanche, qu’est-ce qu’on leur propose après pour leur donner envie ?
Jeanne-Marie – Bonjour, c’est Alex, c’est ça ?
Alex – Exactement.
Jeanne-Marie – On m’a dit que tu faisais des brioches perdues.
Alex – Exactement, exactement.
Jeanne-Marie – Comment tu t’y prends ? Qu’est-ce que tu es en train de faire là ?
Alex – Alors là, on prend les brioches, on les coupe en tronçons, on les plonge dans un mélange de lait d’avoine, cassonade et maïzena, et ensuite on les fait rôtir avec beaucoup d’amour dans du beurre.
Jeanne-Marie – Dans beaucoup de beurre, à ce que je vois !
Alex – Du beurre mousseux, exactement.
Jeanne-Marie – Du beurre fait à partir de quoi ? Il plaît bien ce dessert ?
Alex – C’est un de nos best-sellers, oui.
Jeanne-Marie – Comment tu expliques ça ?
Alex – La brioche perdue, c’est quand même un classique français, et on arrive à le faire en version végétalienne. Et surtout, c’est un dessert très réconfortant, très gourmand, donc il plaît aux plus gourmands d’entre nous.
Jeanne-Marie – Pour créer une cuisine végétale haut de gamme comme la tienne, j’imagine que le choix des légumes est super important. Tu peux nous expliquer comment tu t’approvisionnes ?
Alice – Pour les approvisionnements, déjà la règle de base, mais je préfère la rappeler car ce n’est pas forcément appliqué partout, c’est choisir des légumes de saison. D’ailleurs, j’espère que la révolution de la saisonnalité arrivera aussi sur les produits d’origine animale, comme les fromages, la viande, le poisson… Parce qu’il y a une vraie saisonnalité aussi sur ces produits-là, et malheureusement on en parle seulement pour les légumes. En tout cas, pour les légumes, c’est un impératif, car qui dit de saison veut dire qu’on peut s’approvisionner localement et au plus proche de Paris. On travaille avec des fournisseurs de Rungis, qui sont des grossistes pour la partie fruits et légumes. On travaille notamment avec les Halles Trottemant et beaucoup avec Natura pour la partie plus raisonnée et bio. Pour les herbes, on travaille avec Champ Perché, donc on est en direct avec l’approvisionnement des herbes, et pour des produits spécifiques, comme les pommes de terre, qui sont des produits de longue conservation par rapport aux produits très frais qui sont là pour une journée ou deux, on travaille avec Rémi, un producteur en baie de Somme, qui nous approvisionne directement chez lui. On a tout ce maillage, sachant qu’on tend à être de plus en plus vertueux. Ce que je trouve beau aussi, c’est que plus on augmentera les volumes, plus on aura de restaurants, plus on pourra être vertueux et travailler directement avec des producteurs, ce que l’on ne peut pas forcément faire aujourd’hui à cause de la plateforme logistique pour le stockage, la réception et la gestion des livraisons en direct.
– Et comment fais-tu pour garder des prix raisonnables ?
Alice – Pour garder des prix raisonnables, c’est vraiment un travail quotidien. On est extrêmement vigilants sur tout ce qui est gaspillage. Sur le végétal, on cherche à utiliser au maximum le produit. Par exemple, pour notre guacamole de brocoli, on utilise toute la tige du brocoli, alors que normalement, quand on cuisine du brocoli à la maison, on utilise surtout les fleurons, mais toute la tige est consommable. C’est ce genre de geste qui nous permet de maximiser l’utilisation des produits. On est aussi très vigilants sur les préparations qu’on engage, on suit de près les volumes pour éviter de trop produire. De plus, on fait attention aux légumes qu’on utilise, encore une fois, quand on achète de saison, c’est toujours moins cher. Et puis, pour ne pas avoir des additions exorbitantes, on intègre des produits comme des légumineuses, qui sont moins coûteuses, dans nos recettes.
Jeanne-Marie – Pour maintenir des prix abordables sans compromettre la qualité des produits, il faut donc agir à tous les niveaux : de la gestion financière de l’établissement à l’optimisation des stocks, en passant bien sûr par un approvisionnement éclairé. Comme le souligne Alice, les légumineuses, riches en protéines et peu coûteuses, sont une piste prometteuse pour une alimentation plus durable. Un sourcing local permet aussi de réduire les coûts tout en étant souvent plus respectueux de l’environnement.
Jeanne-Marie – Pour les cuisiniers qui ne pourraient travailler qu’avec du frais, notamment pour des raisons économiques, quels conseils leur donnerais-tu pour faire quand même du bon végétal ?
Alice – Je pense qu’il est important de choisir des recettes à base de légumineuses, qui ont d’excellents apports nutritionnels et qui sont aussi rassasiantes pour les clients. Cela peut passer par les lentilles, les pois chiches, etc. Ces produits sont peu onéreux. Il faut aussi se tourner vers des légumes de saison, qui seront moins chers que ceux qui ont beaucoup voyagé. Pour les produits non frais, comme par exemple les tomates en conserve pour faire des sauces tomate, cela peut être une bonne alternative, car la tomate fluctue beaucoup en fonction des saisons, et si la météo n’est pas favorable, elle peut venir de très loin. On ne change pas de carte tous les jours, nos menus restent deux ou trois mois, donc on est contraints par ces aléas. Je ne connais pas très bien le surgelé, mais je pense que cela peut être une aide pour certains modèles de restaurants, surtout si ce sont des légumes récoltés à maturité et dans le respect des sols. Ce n’est pas notre approche, mais ça mérite réflexion, car les économies réalisées par les restaurants ne sont pas faciles. Il faut pour moi privilégier les équipes et la masse salariale avant les ingrédients.
Jeanne-Marie – Pour leur approvisionnement, certains restaurants choisissent de faire appel à des coopératives agricoles, qui permettent de mutualiser les ressources des agriculteurs et de simplifier la commercialisation des produits. Je me demande si Alice se tourne vers ce type d’organisation pour son sourcing.
Jeanne-Marie – Est-ce que tes légumes viennent de coopératives ? Est-ce que c’est quelque chose auquel tu fais attention ?
Alice – Aujourd’hui, on ne travaille pas du tout avec des coopératives pour les légumes, je préfère être transparente. On a beaucoup parlé avec une coopérative normande qui regroupait plusieurs producteurs de fruits, légumes et maraîchage en Normandie. On n’a pas pu travailler avec eux pour des raisons de volumes et d’acheminement, car ils demandent des volumes minimums trop importants pour ce que l’on est capable de faire, contrairement à la restauration collective, où cela peut être plus facile car ils centralisent de gros volumes. J’ai vraiment espoir qu’avec notre prochain restaurant, on pourra opter pour une cuisine centrale, ce que certains appellent aussi un labo, en dehors de Paris. Ce serait plus facile à approvisionner, car ce sont les derniers kilomètres qui sont compliqués à gérer à Paris, entre les embouteillages et les contraintes logistiques. Les producteurs et coopératives pourraient nous livrer en dehors de Paris, et ensuite, nous approvisionnerions nos différents restaurants avec des préparations déjà faites dans notre cuisine centrale. En tout cas, c’est un souhait de travailler avec ces acteurs.
Jeanne-Marie – Et pourquoi ?
Alice – Parce qu’on serait plus proches des producteurs, on soutiendrait directement une économie et une agriculture auxquelles on croit. Si on fait ce métier, c’est aussi pour comprendre qui produit les légumes qu’on transforme et sert à nos clients.
Jeanne-Marie – Comment fais-tu pour innover dans la préparation de tes légumes ?
Alice – C’était radicalement un projet d’innovation, car on ne vend pas des pizzas, des pâtes, on ne cherche pas à faire la meilleure purée saucisse de Paris en partant de recettes déjà connues pour en faire la meilleure version. Nous, on savait dès le départ que le brief était innovant et audacieux, c’est pour ça qu’on a eu peur en ouvrant. La contrainte du 100 % végétal a poussé notre créativité, car à partir du moment où on se dit qu’on ne peut pas utiliser certains ingrédients, comme le beurre, la crème, la viande ou le poisson, il faut alors réfléchir à comment donner du goût aux plats. Il faut savoir que dans la cuisine, le goût se loge dans le gras, car c’est un conducteur de saveur. La vraie difficulté du végétal est qu’il n’y a que très peu de végétaux, comme l’avocat, qui contiennent naturellement du gras. Il a fallu réfléchir à cette question : comment trouver du goût dans cette cuisine ?
Jeanne-Marie – Est-ce que tu pourrais attendre un peu plus des propositions de légumes de tes fournisseurs ? Y a-t-il des aspects importants pour toi, comme des idées de recettes, ou la traçabilité, ou un côté responsabilité sociale et environnementale ?
Alice – Oui, tout à fait, notamment sur la traçabilité. Parce que parfois on a juste l’origine, le pays, mais sans avoir le détail. Ce serait intéressant de savoir quel producteur, quelle région, à quel moment ça a été récolté et par qui. On a une vraie responsabilité sur ce qu’on fait, sur notre travail, qui est de mettre un ingrédient de l’extérieur dans le corps des gens. Donc je trouve que ce serait quelque chose d’extrêmement intéressant. Les recettes pourraient être intéressantes, car nous, c’est sûr, on a passé beaucoup de temps sur la R&D de nos recettes. Mais il y a tout un tas de restaurateurs qui savent qu’aujourd’hui c’est un impératif de végétaliser davantage leur carte, de proposer plus de légumes, d’avoir un plat végétarien à la carte, pourquoi pas un plat végan. Aujourd’hui, ce que j’entends comme discours, c’est qu’ils ne savent pas quoi faire… Ce n’est pas forcément un manque de volonté de se dire “ah non, je n’ai pas envie”, c’est juste “je ne sais pas forcément faire, on a déjà des quotidiens extrêmement chargés”. Ça pourrait être aussi le rôle des fournisseurs de dire : “Ah voilà, il y aurait une telle manière de cuisiner le chou romanesco ou cette carotte pour le proposer dans votre restaurant de manière plus simple.”
Jeanne-Marie – […] La nuit est tombée, les tables sont dressées. Maria, directrice du restaurant, termine de briefer les équipes en salle.
Bonjour Maria, il est 19h45, le restaurant est plein à craquer, quel est ton rôle ici ?
Maria – Je suis directrice du restaurant.
Jeanne-Marie – C’est quoi le rôle de la salle dans un restaurant comme ça ?
Maria – Le rôle est de bien expliquer ce à quoi les gens peuvent s’attendre ou non. D’être le lien entre la cuisine et eux. C’est de prendre les retours des clients. […] On a une partie accueil qui est vraiment importante. On veut vraiment expliquer la carte pour que les gens sachent à quoi s’attendre. Ce sont des assiettes à partager, donc pour les orienter selon leur faim, leurs envies, sur les bonnes associations. C’est faire découvrir aussi des boissons, c’est connaître des aliments que les gens ne connaissent pas forcément. C’est savoir quel “substitut” il y aura dans les crèmes, les desserts… C’est aussi faire passer un bon moment aux gens, s’adapter toujours à chaque client. Ça, émotionnellement, c’est extrêmement fatiguant mais en même temps c’est génial, et on peut passer des moments géniaux avec des tables. Ce sont des gens qu’on a envie de revoir, des fois ils reviennent, des fois ils ne reviennent pas, mais on partage un truc qui peut être très fort. C’est un truc de diplomatie, de négociation, et c’est très intéressant.
Jeanne-Marie – Quand je vois un restaurant de cette taille, rempli pour ses deux services du soir, des assiettes à partager aussi belles qu’appétissantes et des clients tous sourires, qui en redemandent. Je me dis qu’Alice a vraiment gagné son pari. Ils sont rares, les restaurants végétaliens qui réussissent à mettre tout le monde d’accord.
Je peux vous poser encore quelques questions ? Qu’est-ce que vous avez commandé ?
Client – J’ai pris des rillettes de lentilles et c’est bluffant. C’est cuit dans de la graisse, du coup c’est proche du goût que l’on connaît. C’est très fin, et après, c’est des croquettes de légumes avec une sauce épicée, qui est très bonne et délicate. Je me régale.
Jeanne-Marie – Ça vous donne des idées pour chez vous, par exemple ?
Client – Finalement, oui ! Je cuisine beaucoup, donc c’est le genre de choses que je vais tenter de reproduire chez moi, car j’aime bien essayer. Ici, ça m’inspire.
Jeanne-Marie – Comment décririez-vous la cuisine d’ici ?
Client – La cuisine est de qualité. C’est fin et gourmand, c’est-à-dire que pour moi, qui bascule d’une alimentation classique à une alimentation végé, on garde la même notion de plaisir. On ne perd pas quelque chose, on découvre autre chose. Du coup, c’est aussi stimulant d’apprendre, de voir autre chose, de découvrir et de s’inspirer. J’encourage ceux aussi qui veulent découvrir à venir ici.
Jeanne-Marie – Merci beaucoup et bon appétit.
Merci à Alice et ses équipes de nous avoir guidé dans les coulisses du Faubourg Diamant. Cette première saison d’Entrez ! Plat, Dessert est réalisée en partenariat avec Eureden Foodservice.
Journaliste : Jeanne-Marie Desnos, Réalisation et mixage : Benjamin Massé, Production : Lacmé. À très vite pour le prochain épisode.